Corso

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Corso

“Cette année, c’est décidé, on va foutre sur la gueule au roi Nabg, en plus il est pas du coin, il nous emmerde, même son père peut pas le voir en peinture” avait dit Lucien, l’ancêtre du village. Il avait même ajouté: “il est comme tous ces connards d’anarchistes, d’extrémistes et de fascistes, tous ceux qui refusent la paix et l’amour parce qu’il leur manque une case dans le ciboulot, c’est rien que des crevures, je dirais même plus, c’est des raclures”.

Il fallait l’entendre de visu pour le croire, le Lucien. Il ne mâchait pas ses mots pour peu qu’il trouve un auditoire attentif, et plus il s’engageait, plus il accaparait l’attention. Les jeunes, encore ivres du samedi soir passé à siroter quelques gnôles derrière l’église, aimaient l’entendre vociférer. C’était beaucoup plus vivant qu’un spectacle télévisuel où tout était préparé d’avance, et beaucoup plus interactif que la toile, parce qu’on pouvait lui envoyer des vannes en direct-live, au Lucien. Mais il ne se laissait aller qu’une fois que tous les préparatifs étaient terminés.

Cette année, le Corso allait être encore plus merveilleux que les années précédentes: la reine du Corso, cette année, c’était Sarah. Elle avait accepté le rôle sans trop d’enthousiasme, en sachant quel type de costume elle allait devoir porter. Vu que le temps s’annonçait chaud et radieux, le costume n’avait de réalité que le nom. Elle allait devoir se pavaner presque nue tout en haut du char de la reine pendant trois tours de ville, sous les yeux admiratifs et envieux des villageois. La belle saison ne pouvait revenir qu’à cette condition, elle le savait et s’était préparée en conséquence. Une de ses amies, danseuse sur glace, avait bien voulu lui prêter une combinaison couleur chair qui la protégerait des regards un peu trop appuyés, tout autant que des jalousies de ses congénères.
Et puis, le beau temps et la chaleur en ce début mars, c’était une belle légende. Elle avait réussi à passer l’hiver sans tomber malade, ce n’est pas à l’orée du printemps qu’elle allait sacrifier sa santé, fusse pour la survie du village.
Ce qui lui plaisait dans ce défilé, c’était d’une, que le thème se rapportait à l’Espagne -elle y avait grandi et se rappelait la joie d’y avoir vécu ses jeunes années- et deux, que le roi Nabg allait y être brûlé pour toutes les maux qu’il avait fait subir à son peuple durant l’année. Elle avait consenti à participer au Corso uniquement pour ces raisons.

Lucien était intarissable à propos du roi: “il prend aux plus pauvres pour donner aux rupins, c’est un salaud !” disait-il. A travers sa vision très locale d’une politique devenue mondiale, Lucien ne décolérait pas et, sans le savoir, s’attaquait aux piliers du système.
Le roi Nabg, sur ses échasses de fortune, allait devoir se promener dans tout le village, poussé par le petit peuple, tel un cochon ivre soumis à leur vindicte. Les producteurs devins locaux avaient prévus des quantités inédites de boissons toutes plus enivrantes les unes que les autres. Parmi elles, la cuvée “Lucien” tenait la place d’honneur. On savait bien, dans le village, que le vieux ne tiendrait plus longtemps, que son corps fatigué par la vie allait tôt ou tard devoir se séparer de son âme tant aimée. Il fallait lui rendre hommage, et le meilleur moyen était de lui donner accès à l’éternité.

Les personnages du Corso, c’était Lucien qui les avait choisis: un jocrisse sous les traits du paresseux Sid, pour imager la sagesse populaire et l’innocence de la vie, un Pépito mexicain pour ajouter aux railleries diplomatiques, et un Calimero pour rappeler à tous les injustices du monde. Il aimait bien Pépito, Lucien, parce qu’il tenait à la main une bouteille de thé-kill-ha et qu’il bottait le train à son bourricot. “Le roi Nabg a décidément beaucoup d’animaux totémiques” se disait-il.

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Le jour du Corso était enfin arrivé, tout le village était présent et dans chaque regard on pouvait sentir une sorte de fièvre contagieuse. Les chars richement et patiemment décorés de fleurs factices que les femmes avaient confectionnées avec du papier crépon attendaient en file à la sortie des ateliers.
La veille au soir s’était tenu au théâtre local un spectacle gratuit et apprécié de tous: le jugement.
Le roi Nabg y avait été jugé sans modération durant plus de deux heures dans une bonne humeur presque attentatoire à la gravité des faits qui lui étaient reprochés. Heureusement, la buvette marchait à plein et une entr’actes était prévue pour se dégourdir méninges et boyaux du spectacle, joyeux et grave à la fois, de la vie du maintenant.
La parure des chars avait été confectionnée par les femmes, mais la construction des armatures soudées et grillagées étaient l’apanage des hommes. Ensemble ils avaient travaillé pendant plus de trois mois à la création de ces poupées géantes. C’est là ce que les parisiens pouvaient y voir, tout au plus, disaient-ils.
Les villageois avaient une opinion bien tranchée sur les parisiens, et imaginaient qu’ils étaient tous plus ou moins comme les idiots qui se trémoussent dans le poste.
Ils savaient, eux, que le Corso était bien plus qu’une fête populaire, que de sa réussite dépendait le reste de l’année, jusqu’au prochain Corso. On vivait chichement, dans le village, et on savait l’importance des fêtes quant aux récoltes, qui faisaient vivre encore une bonne partie de la population. C’est pourquoi les villageois, Lucien en tête, prêtaient au Corso des pouvoirs magiques. Seul le vieux avait un souvenir de la véritable magie du Corso.
C’était à la veille de la seconde guerre mondiale, la poupée du coupable de cette année là avait été frappée par la foudre, en plein jour, alors qu’il n’y avait aucun nuage. Elle avait pris feu et avait embrasé tout le char qui la supportait. La surprise avait été grande et l’émotion mesurée, mais il avait fallu attendre la déclaration officielle de la guerre dans les journaux pour que chacun y voit un signe prémonitoire. La poupée du coupable d’alors était le maire de la commune, un Allemand, qui était venu s’installer dans la région quelques années auparavant et y avait fait fortune.
Cette année encore, celui que le village avait jugé coupable “n’était pas tout blanc”, disait Lucien.

Alors que la fête battait son plein, que la procession de chars et d’enfants joyeux parcourait pour la seconde fois les rues du village, Lucien décida de partir. Il s’était effondré sur le zinc juste après avoir terminé un verre de vin rouge. Les quelques devins qui se trouvaient à ses côtés le secouèrent un coup, pour le railler, mais Lucien ne réagit pas. Il en avait fini avec ce monde.
Le Corso défila une dernière fois avant que tous apprennent la nouvelle: Lucien n’était plus. Il fallait quand même bien brûler le coupable, le roi Nabg, ainsi que l’avait désigné Lucien.
Pleins d’une étrange angoisse, les villageois mirent le feu au pantin pendu sur la place du village et se retirèrent sans fêter l’événement pour se recueillir. Cette nuit là, personne ne sortit pour boire, et pourtant personne ne dormit non plus. Chacun resta coi.

Le lendemain matin, les cantonniers, premiers éveillés, avaient pour devoir de rendre propres les rues du villages et d’effacer les traces du bûcher. Ils se rendirent sur la place du sacrifice, là où avait été brûlé la poupée du roi Nabg… Ils furent comme pétrifiés.
Le soir même, les journaux de tout le pays annonçaient la nouvelle en une: “le roi Nabg a été retrouvé mort, pendu et brûlé dans un petit village de la côte sud. Il avait disparu la veille au soir, prétextant à ses conseillers qu’il avait affaire avec sa conscience”.

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